La Fraise de Pessac ou « Belle de Bordeaux »
par Florence Mothe
Alors que chacun conserve en mémoire le goût inimitable de la fraise de Pessac qui fut cultivée en joualle dans la région bordelaise jusqu’aux replantations des vignobles rendues nécessaires par les terribles gelées de 1956, le botaniste peut s’étonner que la fameuse « Crémone » n’ait suscité que bien peu de littérature. Dans les ouvrages locaux, on en cherche vainement la trace dans les Propos du Paysan de Jean-Pierre (édités par l’auteur à Mauriac). Le guide Clause, bible des jardiniers de l’entre-deux-guerres, n’en fait pas mention. Comme le remarque fort justement Jacques Barrau, professeur au Muséum d’Histoire Naturelle, dans la préface du catalogue de l’exposition Du Jardin du Roy au Jardin des Plantes : « Nombre de variétés ont porté le nom de la localité où elles se sont distinguées. Á quoi renvoie cette façon de choisir des plantes légumières ? Les lieux géographiques en question ne sont pas forcément ceux où les variétés ont été créées. Il arrive que le terroir se prête singulièrement bien à la culture d’une plante, que l’agriculteur sache déceler les potentialités particulières, fasse jouer ses compétences, montre une attirance pour cette activité. L’ensemble de ces circonstances favorables donne naissance à un produit unique. Á l’intersection d’un faisceau de facteurs naturel et culturels, il forme l’assise d’un système dont aucune composante ne doit être négligée. Cette élaboration complexe obéit à un assemblage de soins attentifs, d’observations et de techniques : le degré d’achèvement sera fonction de la rigueur observée ».
Il semble que ce soit la cas pour la Fraise de Pessac. Fragaria moschata s’est trouvée exaltée par plusieurs facteurs : le terroir des graves et les alluvions anciennes de la terrasse type « Pessac-Léognan » aux composantes parfaitement distinguées par les géologues, la fraîcheur bienfaisante apportée par trois affluents de la Garonne, le Peugue, le Serpent et le Lartigon, les chaudes températures du climat girondin et le savoir-faire des jardiniers locaux.
Car Fragaria Moschata est un des rares fruits autochtones européens et présente la particularité d’être resté presque indemne de mutations depuis la première étude consacrée à ce fruit déjà très ancien en 1766.
Appelé à l’époque chaperon, capiron, capiton ou capronnier sexe mâle, puis tout simplement capron, la Fraise de Pessac est la forme emblématique locale de la Fraise Musquée, cultivée depuis le Moyen Âge. Poitou, dans sa Pomologie Française, écrit : « C’est le plus anciennement cultivé dans nos jardins. C’est l’individu femelle de l’espèce primitive dont on trouve l’individu mâle dans nos bois, lequel est désigné vulgairement sous le nom de « fraisier coucou » parce qu’il ne produit pas de fruits. Il succède aux fleurs fécondées des fruits coniques, rétrécis cependant auprès du calice, longs de trois centimètres et couverts d’une assez grande quantité de graines achaines 1 jaunes ou rouges saillantes ou très peu enfoncées. »
Dans Le Fraisier, sa botanique, histoire et culture, le Comte Léonce de Lambertye souligne cet élément : « Un souvenir de ma jeunesse se rattache au fraisier qui nous occupe. Il y a trente ans, j’habitais dans le Bourbonnais. Dans le potager du Château de Blanzat, près de Montluçon, existait une très longue planche de caprons communs, le long d’un mur à l’est. On avait laissé filer les pieds mâles et femelles, de telle sorte que la terre était couverte d’un tapis de feuilles. On n’en prenait aucun soin. Cependant, chaque année, on récoltait assez pour les besoins de la table. Le goût particulier de cette fraise me plaisait extrêmement. M’étant fixé depuis en Champagne, je regrettais chaque année d’avoir laissé passer l’occasion de posséder ce fraisier que je retrouvais nulle part quand, m’étant procuré la Belle de Bordeaux, j’eus la satisfaction de retrouver dans cette variété des qualités identiques au capron commun ».
Ce récit coïncide exactement avec l’histoire des fraisiers conservés au Jardin de Mongenan, rescapés des gelées de la vigne, et laissés libres de se reproduire durant près de quarante ans sans que jamais leur fructification ne se soit amoindrie. La Crémone de Mongenan ou Fraise de Pessac ou Belle de Bordeaux présente comme tous les caprons un goût sui generis qui la sépare de façon très tranchée des autres fraisiers.
Désignée au Moyen Âge sous le nom de Fragaria Elatior Regalis, cette variété est étudiée dans une annexe du Dictionnaire encyclopédique et méthodique de La Marck, tome II en 1786. Dès 1809, les pépiniéristes s’étant attribué ses mérites, Déterville peut citer le Caperonnier parfait, le Caperonnier hermaphrodite, le Caperonnier Royal, celui de Bruxelles, et celui de Fontainebleau. En 1842, il en est fait mention dans le Catalogue de la Société d’Horticulture de Londres où Lindley père l’aurait acclimatée. On l’appelle ensuite, en raison de son parfum, le Capron framboise puis Déterville le baptise « Fraise abricot ». D’Angleterre viendra le « Mostruous Haubois » et la Belle Bordelaise couronnera les quarante variétés décrites qui ne relèvent que de l’unique déclinaison de la Fragaria Elatior Regalis ou Moschata.
Dans le Jardin fruitier du Muséum, publié en 1868 par J. Decaisne, la Fraise de Pessac est ainsi décrite : « Fruit moyen, mais variant beaucoup de volume et de teinte. Un long espace sans graine sous le calyce. Peau d’un rouge vineux, graines très fines, chair butyreuse, abricotée, très sucrée, ayant parfois une mèche violette au centre, d’un parfum exalté. Ce fruit est le plus riche en sucre de Canne de tout le genre fraisier ». Si l’on apprécie à son juste prix l’allusion au sucre de canne, l’historique présente néanmoins de l’intérêt : « Ce fraisier dont Duchesne ne connaissait pas la patrie et que Miller croyait américain est aujourd’hui regardé comme indigène. Le premier échantillon spontané est, je crois, celui trouvé par Thuillier qui le nomma Fragaria Magna. Il existe dans l’Herbier du Muséum. Plusieurs botanistes ont, depuis, trouvé ce fraisier à Versailles. Son introduction dans les jardins remonte à une époque reculée. Il en est fait mention dans les ouvrages de Besler et de Gaspard Bauhin. Duchesne, à qui rien n’échappait, avait déjà remarqué que les fleurs de ce fraisier contiennent toujours des organes mâles et des organes femelles, bien que l’un des deux sexes soit toujours prédominant.
Le volume des fruits du Fragaria Elatior est très variable. Ils sont en général d’une grosseur moyenne mais atteignent quelquefois la grosseur d’un œuf de pigeon. Leur saveur est très sucrée, très relevée, très musquée. La chair est fondante, très juteuse.
Il est cultivé en France sous le nom de Capron, et en Angleterre sous le nom de Hautbois. Les principales variétés françaises sont le Capron framboisé, la Fraise abricot et la Belle Bordelaise. En Angleterre, on estime le Prolific Hautbois et le Royal Hautbois. »
Même si l’historien doit se méfier des extrapolations, il ne lui est pas interdit de suggérer que Pessac soit redevable envers nos amis britanniques de deux fameuses exportations : l’Enseigne de Pontac 2 et la Fraise de Pessac, devenue en 1864 la commerciale Crémone, parce que M. Crémont, pépiniéristes à Houdan, s’en était fait le propagateur zélé.
Merveilleux vestige d’un art de vivre local qui renonce à disparaître, la Fraise de Pessac fut régulièrement vendue à Porte-Neuve jusqu’au milieu du 20esiècle et confortait les chiches revenus des vignerons. En 1937, par exemple, les fraises de Mongenan avaient été mûres à partir du 12 mai et les femmes les avaient cueillies en trois jours pour un salaire de 10 Francs par jour.
Aujourd’hui, la Ville de Pessac a décidé de ressusciter la « Belle de Bordeaux ». Des pieds mères ont été prélevé en 1993 dans les collections du Jardin Botanique de Mongenan. Élevés conjointement dans les serres municipales pessacaises et dans celles du Jardin des Plantes à Paris, ils devraient rapidement permettre de retrouver les plants de Fragoria Elatior si prisés dans les siècles anciens.