Les mal-lotis de Verthamon
Dès 1923, la société Bernheim a acquis les terrains mis en vente le long du Peugue, environ 17 hectares q’elle va lotir en interposant, entre elle et les futurs acquéreurs, cinq sociétés aux nom alléchants : la Villa des Prévoyants, l’union Ouvrière, la Fraternelle de Verthamon, l’Avenir de Verthamon, la Solidarité.
Si on consulte les statuts de ces sociétés, nous nous apercevons « qu’il est formé entre les soussignés adhérents aux statuts une société mutuelle d’épargne ayant pour but :
La constitution d’un capital destiné à la location, à l’acquisition et au paiement d’un ensemble de terrains contigus et propres à bâtir sur les communes de Pessac et Mérignac ainsi qu’au paiement des frais nécessités par le lotissement de ce terrain et son aménagement au point de vue : entourage, routes, égouts, canalisations eau, gaz.. (article 1er).
La durée est subordonnée au temps accordé pour le paiement des terrains à acquérir et des aménagements prévus à l’article 1er sans pouvoir excéder 10 ans à partir du premier versement qui aura lieu le 15 mars 1923 (article 3).
Après la signature du bail avec promesse de vente, des lots seront délimités par un géomètre et le Conseil fera procéder au tirage au sort des lots en assemblée générale extraordinaire. Les sociétaires devront être à jour de leur cotisation avant le tirage au sort des lots (article 3).
Chaque sociétaire est tenu d’accepter le ou les lots que lui a désignés le sort, tel qu’il sera ou seront, sans pouvoir prétendre à aucune réclamation (article 11).
Tous les sociétaires versent 10 francs par part en adhérant comme droit d’entrée. Ils continuent un versement par avance de 12 francs par semaine et par part jusqu’à la réalisation de la vente partielle ou totale des terrains. Les versements cesseront lorsque la société aura fait face à tous les engagements pris par elle et ne pourront être continués pendant plus de dix ans à dater du premier versement effectué (article 14). La perception des cotisations sera faite au siège social tous les dimanches de 10 h à 11 h 30 (article 15). »
Ces sociétés regroupées en association syndicale unique ont pour but de favoriser la construction de maisons par des ventes à crédit permettant aux ouvriers économes et laborieux de se constituer un logement. L’entraide est générale, chacun construit sa maison en récupérant des matériaux : le sable en creusant le puits… Les propriétaires s’aperçoivent que le système de crédit dans lequel ils sont pris rend tout recours impossible (loi Loucheur).
La polémique fait rage, la presse locale les surnomme « les mal-lotis de Verthamon » (cf. la Tribune Pessacaise du 8 février 1927-1930).
Pas de chance pour ceux qui tirent un lot près du Peugue. Ce dernier déborde à plusieurs reprises. Voici en témoignage l’article de la Tribune Pessacaise du 8 février 1930.
Le Peugue déborde à Verthamon
La pluie torrentielle qui n’a cessé de tomber pendant plusieurs jours avec pour conséquence : une terre saturée qui refuse l’eau. Le cours du ruisseau grossi est insuffisant à assurer le débit et c’est l’inévitable inondation.
Dans pareille circonstance, en ce qui concerne notre commune, l’attention, la crainte plutôt se porte immédiatement sur le quartier le plus déshérité de Pessac : Verthamon.
Suite à un niveau très bas composé d’un sol marécageux à proximité d’un ruisseau au débit insuffisant, dès que les eaux sont abondantes, les terrains des lotissements de Verthamon sont les premiers à subir les méfaits du mauvais temps. Nous venons une nouvelle fois d’en être témoin.
Au cours de la journée de mercredi, le ruisseau quittant son lit a transformé les terrains qui le bordent en un vaste marécage. Dans certains endroits l’eau a atteint 70 cm. Plusieurs familles avec enfants en bas âge ont dû quitter leur logis.
Dès qu’il a eu connaissance de ces faits, M. Marcade se porta sur les lieux et contribua à donner un lieu plus sûr aux sinistrés, faisant installer un dortoir provisoire dans l’école maternelle de Verthamon.
Par contre la municipalité de Mérignac * brille par son absence. Nous croyons savoir que Monsieur le Maire de Mérignac n’est pas en bons termes avec ses administrés verthamonais au sujet de certaines manoeuvres politiques auxquelles il ne serait pas étranger et qui tendent à saboter l’association des lotissement verthamonais.
* En effet, il faut garder en mémoire l’annexion d’une partie de Verthamon par la commune de Pessac. Elle a été demandée en décembre 1921 par une pétition du Syndicat de défense des intérêts du quartier de Verthamon-Pessac, parce qu’une dizaine de propriétaires « étaient privés de voies de communication avec le centre de Mérignac ». Autorisée par le Préfet, la commune de Mérignac céda le 29 avril 1922 à la commune de Pessac un terrain situé à Verthamon.
(Source Origine et Essor des quartiers de Mérignac, P. & G. Gilliard)
Les mal-lotis de Verthamon (suite)
Les débordements du ruisseau Le Peugue sont fréquents depuis 1925, surtout lors des pluies de longue durée d’hiver. Dans un article « sérieuses inondations à Azam et Verthamon », le journaliste de la Tribune Pessacaise du 12 mars 1927 rapporte que les dégâts furent encore plus grands à Verthamon :
« Étant donné la basse altitude des terrains qui bordent le Peugue, les eaux ont envahi une superficie considérable des lotissements de la maison Bernheim, faisant plus de cent sinistrés parmi une population laborieuse qui n’a pas vu sans émotion les dégâts causés à son modeste bien, fruit de son travail et de ses économies. Dans certaines maisons, surtout du côté de Mérignac, il y a eu jusqu’à 40 centimètres d’eau ».
Mais le plus intéressant est que quelques lignes plus loin, il pose la question des responsabilités :
« À la partie qui touche le chemin de fer de ceinture les vendeurs ont fait exécuter un redressement du ruisseau le Peugue, sous quelles responsabilités ? on l’ignore en tout cas dans des conditions qui laissent à désirer. Résultat • c’est le point de départ de l’inondation de ces journées. Second résultat : les habitants qui ont construit dans la partie située entre le nouveau et l’ancien cours du Peugue ignorent s’ils font partie de la commune de Mérignac ou de Pessac, pour toucher leurs secours soit comme sinistrés, soit comme chômeurs. Jolie perspective (montant des secours 20 francs (10€) par famille sinistrée).
Troisième résultat : les travaux ont été faits dans des conditions techniques si peu recommandâmes qu’ils n’ont pu résister à la forte crue du ruisseau et que les parties de béton qui sont tombées dans le lit sont venus encore l’obstruer, alors qu’il est déjà insuffisant pour le passage des eaux.
À Azam comme à Verthamon, il y a eu des fautes commises. On en connaît les auteurs… on murmure leurs noms, tout bas, mais on n’ose y toucher…
Eh bien cette situation a assez duré… M. le Maire est de notre avis d’ailleurs…qu’il n’hésite plus. Qu’il mette, comme on dit vulgairement, les pieds dans le plat. Il sera approuvé non seulement par les Mal Lotis, mais aussi par l’ensemble de ses administrés. »
Malheureusement cet appel ne fut point entendu et pourtant malgré des faits clairement établis. Résumons les éléments à charge et à décharge en notre possession. Nous savons que (voir plus haut) :
- Une partie de Verthamon a été annexée par Pessac suite, en décembre 1921, à une pétition du Syndicat de Défense des Intérêts du quartier de Verthamon. Autorisée par le Préfet, la commune de Mérignac céda le 29 avril 1922 à la commune de Pessac un terrain situé à Verthamon.
- Les premiers versements pour l’achat des terrains ont eu lieu dès mars 1923 pour les particuliers demandeurs. La consultation aux archives municipales de Pessac :
- Du plan cadastral de 1848 confirme que le ruisseau le Peugue présente au niveau de ce qui sera plus tard l’avenue de la Fraternelle et le début de la rue Nungesser un méandre pratiquement fermé avec une coupure sèche (partie du lit secondaire du Peugue uniquement utilisé en cas de crue).
- Du plan d’ensemble des cinq lotissements de la « maison » Bemheim montre clairement que le ruisseau a été redressé et que la limite des communes de Pessac et Mérignac a été repoussée vers le nord à l’endroit où elle se trouve actuellement avenue de la Fraternelle. Le terrain ainsi récupéré, environ 3 500m² ayant été annexé par la commune de Pessac avec l’autorisation de la Préfecture.
La loi imposant que la réalisation de ces lotissements devait être autorisée par arrêté préfectoral, nous avons consulté celui du 21 décembre 1927 approuvant quatre de ces derniers (l’Avenir de Verthamon, la Villa du Prévoyant, la Fraternelle de Verthamon, la Solidarité) qui précise :
« Vu en date du 3 août 1927 l’avis de la commission sanitaire de l’arrondissement de Bordeaux,
Vu en date du 19 novembre 1927 l’avis du Conseil Municipal de Pessac,
Vu le procès-verbal de l’enquête de commodo et incommodo, à laquelle il a été procédé sur ce projet : le 20 novembre 1927.
Vu l’avis en date du ………………… de M. le Maire de Pessac, arrêté… »
Or l’arrêté préfectoral autorisant la réalisation du lotissement dénommé Grand Parc (devenu le quartier des Musiciens) indiquant « vu l’avis favorable de M. le Maire de Pessac » (approuvé à l’unanimité parle Conseil Municipal) nous avons consulté le registre des délibérations de l’époque. Celle du 19 novembre 1927 nous apprend qu’à l’unanimité des voix moins une abstention le Conseil Municipal décide de ne pas se prononcer avant de connaître l’avis exprimé par la commission d’enquête commodo et incommodo. Nous n’avons pas trouvé trace de cet avis. Mais nous avons pris connaissance d’un courrier d’un administré à M. le Maire de Pessac s’étonnant que l’on autorise des constructions d’habitation en bordure du Peugue sur des terrains marécageux depuis toujours, puis d’un courrier « des lotis » à M. le Maire de Pessac qui, suite aux nombreuses inondations qui les frappent depuis de nombreuses années, lui demandent les mesures qu’il compte prendre. La réponse est que « le Peugue actuel n’est plus capable d’écouler un tel débit »
La lecture de ces documents nous confirme qu’à part les malheureux « lotis » tout le monde savait, les maires concernés* en premier et la préfecture qui a laissé faire pour ne pas, selon la formule consacrée, troubler l’ordre public.
En fait, pour des raisons économiques, la puissance publique a autorisé la construction de maisons d’habitation dans le lit majeur du Peugue, ce qui était une grave erreur.
À preuve la réalisation en 1868, du programme général d’assainissement des bassins versants du Peugue, de la Devèze et du Caudéran montre que toutes les dispositions avaient été prises pour qu’il n’y ait pas de construction dans le lit majeur du Caudéran, non canalisé en amont des boulevards. Un intervalle de 30 mètres, zone non aedificandi, était prévu pour permettre l’écoulement des crues.
Les services techniques de l’époque n’ignoraient pas non plus qu’autoriser la réalisation de lotissements sur une surface aussi importante allait entraîner la multiplication par trois du débit du Peugue.
En conclusion, nous citerons un extrait d’un autre article de la Tribune Pessacaise du 11 août 1928 qui résume l’entrevue du bureau de l’Union ouvrière au sujet du lotissement, avec M. le Maire de Mérignac.
« A Verthamon une entrevue avec le maire de Mérignac – Non ! pour le moment, nous répondit M. Saufrignon, la loi Sarraut est votée mais elle n’est pas encore applicable. Le mieux pour vous serait de choisir un bon avocat et de poursuivre la Maison Bemheim pour vous avoir vendu du terrain impropre à bâtir et au moment du procès vous pourrez compter sur mon total appui .
C’est tout ce que nous avons pu obtenir du maire de Mérignac qui aiguilla la conversation sur des sujets qui n’avaient rien à voir avec la question.
Conclusion : il nous est apparu que M. Saufrignon n’est pas guère plus disposé à apporter une solution immédiate aux lotissements de Verthamon que ne l’est le maire de Pessac ».
Cette incurie des municipalités successives perdurera pendant près de cinquante ans. Il fallu attendre les années 1970 pour commencer à entrevoir une solution.
*Les lotissements l’Union ouvrière et la Fraternelle de Verthamon sont situés sur les communes de Pessac et Mérignac.
L’arrêté préfectoral du 31 juillet 1929 autorisant la réalisation du lotissement de l’Union Ouvrière comprend l’avis des Maires de Pessac et Mérignac des 2 mars et 13 avril 1929.